Des libéraux et des radicaux
Lors d'un débat hier avec Philippe Bender sur le radicalisme des origines, j'ai été grandement surpris d'apprendre que mon opposant niait la distinction historique des radicaux avec les libéraux ; elle me paraît pourtant très claire, et si la question vous intéresse laissez-moi vous partager quelques éléments à ce sujet.
Dès 1830, au lendemain de la révolution de Juillet à Paris, l'Europe entière est traversée par un regain d'espoir pour les partisans de la révolution. En Suisse, plusieurs cantons se divisent en guerres civiles (c’est à cette époque Bâle-Ville et Bâle-Campagne se séparent en demi-cantons).
En Valais, des braves acquis aux idées nouvelles croient voir dans ces troubles l'occasion d'en finir une bonne fois pour toutes avec les privilèges ; intrigant encore dans des groupuscules et sociétés secrètes, ils plantent en 1831 un arbre de la liberté sur le Pré-de-Foire à Martigny-Bourg pour s'opposer à une loi sur l'organisation des conseils communaux qui consacre les majoritaires et renforce les familles oligarchiques — le mouvement s'étend à l'ensemble du Bas-Valais avant que l'arrivée de l'armée cantonale n'y mette fin. Les notables libéraux iront jusqu'à prétendre que les instigateurs de l'insurrection sont des conservateurs (le radicalisme alors n’a pas encore de nom) ; on trouve pourtant parmi ceux-là les frères Gross, qui quelques années plus tard seront membres fondateurs de la Jeune Suisse.
Et précisément le mouvement radical finit par se confondre avec la société de la Jeune Suisse, qui comptera à son apogée au moins mille deux cents membres, les quelques radicaux qui nient en faire partie (comme Maurice-Eugène Filliez) ne manquent d'ailleurs pas de souligner dans leurs écrits que, sans avoir adhéré officiellement à l'association, ils en partagent la devise (« La vertu c'est l'action. ») et les principes (Liberté, Égalité, Humanité). En 1842, l'évêque prétend excommunier les membres, et en 1844 l'association est dissoute par décret du gouvernement contre-révolutionnaire.
Cependant les divergences entre libéraux modérés et radicaux sont très marquées depuis 1839 : dès la première Constituante (où les représentants du Haut-Valais refusent de siéger), on voit les deux groupes s’opposer sur la plupart des sujets d'importance : liberté de la presse, élection directe, instruction publique… et les libéraux font échouer une série de réformes majeures, prétendant ne pas prendre part à une guerre entre deux opinions extrêmes.
« Aux personnes qui voient en Valais deux opinions, nous leur demanderons si l'égalité des droits est une affaire d'opinion, si la nécessité d'une amélioration considérable dans l'administration du pays est une affaire d'opinion, si la conduite ténébreuse que tient le Haut-Valais peut être justifiée par aucune opinion ? »
Alphonse Morand, dans l’Écho des Alpes (4 juillet 1839)
Durant les années qui suivent, les libéraux prennent tantôt parti pour les radicaux et tantôt pour les conservateurs. S'érigeant en arbitres politiques, ils arborent avec fierté le nom de « justes-milieux » que les radicaux leur donnaient jusqu’alors de manière péjorative. Leur organisation autonome devient évidente avec la création de leur propre journal, le Courrier du Valais, qui lutte selon ses termes contre les « organes des partis extrêmes », à savoir l'Écho des Alpes pour les radicaux et la Gazette du Simplon pour les conservateurs. La ligne anti-radicale est assumée.
« À quoi bon chercher à implanter chez nous les doctrines radicales ? Le sol valaisan ne les comporte pas. Le moindre tort de ces doctrines est de n'avoir aucune chance de sortir de l'état d'utopie, un plus grand consiste à jeter, au sein de populations crédules et peu éclairées, des inquiétudes que les ennemis infatigables de nos libertés exploitent à leur profit, en semant la méfiance, les dissensions, les haines entre des citoyens jusque-là confondus dans l'unité de vues et de sentiments. »
Joseph Rion, dans le Courrier du Valais (11 février 1843)
Contester les privilèges des notaires, c'est semer la méfiance, les dissensions, les haines… il faut dire que la lutte contre la corruption inquiète déjà les libéraux de l'époque ; en 1836, un an après la fondation de la Jeune Suisse, Louis Gard relève : « Nos notaires veulent détruire les privilèges des moines et nos moines ceux des notaires. Le seul citoyen César Gross, peut-être, veut extirper le mal dans sa racine. »
Car le radicalisme, c'est ça : « radix » la racine, à la racine. Agir, changer la société en profondeur, pas se targuer de grands mots pour justifier des situations inacceptables.
« Mais la plupart de nos bourgeois à prétentions libérales ne connaissent d'autre liberté que celle d'exploiter le pauvre, l'habitant et l'industriel. »
Louis Gard, dans l’Helvétie (14 juin 1833)
Dans la défense de leurs privilèges respectifs, les libéraux et les conservateurs s'entendent le plus souvent entre eux, et tous les progrès que les radicaux tentent d'instaurer au parlement sont arrêtés par cette étrange alliance, qui est plus constante que celle des libéraux avec les radicaux.
Ainsi trois journaux représentent trois forces politiques, lesquelles deviennent si manifestes qu'elles reçoivent chacune un nom en patois : les conservateurs sont les « ristous » (pour aristocrates), les libéraux les « mitous » (pour justes-mileux) et les radicaux les « grippious » (allez savoir pour quoi).
Il peut naturellement y avoir confusion sur les armes : les libéraux (modérés) de l’époque se désignent le plus souvent eux-mêmes comme « justes-milieux » et appellent « extrémistes » les radicaux ; les (libéraux) radicaux se désignent comme « radicaux » ou même simplement « libéraux » — les termes patois sont finalement les moins ambigus.
En 1844 pourtant, alors que la deuxième guerre civile est sur le point d'éclater, l’inclassable Maurice Barman (ancien président du gouvernement et commandant en chef des forces du Bas-Valais en 1840) reforme le Comité de Martigny, espérant agréger les militants progressistes dans un parti libéral unifié. Problème, son propre frère Joseph-Hyacinthe Barman (chef des modérés) et son ami Alexis Joris (chef des radicaux) refusent de siéger ensemble.
À l'heure où des conspirateurs ouvrent les portes de Sion aux armées réactionnaires du général Guillaume de Kalbermatten, les patriotes républicains sont donc divisés : les députés libéraux regagnent leurs foyers, tandis que les radicaux tentent de rassembler des volontaires pour faire face à l'agression du Haut-Valais — un échec sanglant, qui aboutit au massacre du Trient.
Sous le régime contre-révolutionnaire qui prend place (gendarmerie politique, censure de la presse, interdiction des associations…) les radicaux sont emprisonnés et privés de leurs droits ; la plupart d’entre eux préfère prendre le chemin de l’exil, tandis que les libéraux continuent dans leur majorité de siéger au parlement.
Quand le Sonderbund tombe trois ans plus tard et que le Valais est contraint de capituler, les vaincus reviennent au pays, et une grande assemblée populaire réunie sur la Planta adopte le 2 décembre 1847 dix-sept mesures d'urgence (proposées pour la plupart par Alexis Joris), parmi lesquelles la réquisition des biens du clergé ou encore la séparation du canton en deux. À la tête du gouvernement provisoire, on nomme Maurice Barman qui, opposé à la séparation, s’appuie sur les modérés pour conserver la majorité, et cherche à fonder un parti national unique — les radicaux sont écartés du pouvoir.
« Si le canton du Valais, si ce peuple qui a accueilli avec joie les troupes fédérales doit être encore Barmané, oh alors il ne valait pas la peine de mettre tant de troupes sur pied ; il ne fallait pas laisser ce pays dans la souffrance pour de si longs temps pour un aussi mince résultat. J'ai toujours dit à MM. Dufour, Joris, etc. qu'ils avaient tort d'élever sur le parvis un homme d'une aussi complète nullité que M. Barman qui n'a d'autre mérite que de savoir coudre quelques phrases plus ou moins sonores, mais parfaitement vides de sens. »
Louis Blanchenay, lettre à Henri Delarageaz (4 décembre 1847)
Malgré quelques succès, la stratégie de Maurice Barman ne sera finalement pas très heureuse : en dépit de ses nombreuses manipulations électorales, il finit par être renvoyé par le peuple après moins de dix ans, et les conservateurs retrouvent la majorité qu'ils n'ont pas perdue à ce jour (passé siècle et demi plus tard).
Avec le retour au statut de minoritaire, la tendance radicale recommence alors de de se manifester et finit même par l'emporter au sein du parti unifié — l'âge d'or du radicalisme est passé, mais ses valeurs démocratiques et sociales ont alors de beaux jours devant elles. Quant aux libéraux modérés, ils se font plus discrets, dispersés entre le parti conservateur et le parti radical, à part dans quelques localités — ils tentent quelquefois de se reformer en formation politique autonome au cours du siècle suivant ; avec la récente fusion du parti radical avec le parti libéral, et l'alignement sur la position suisse, les libéraux ont pris une revanche inattendue : ils sont devenus les chefs du vieux parti.
« Le calme qui règne en notre pays, les progrès de la mitoulerie fédérale et cantonale m'effraient. »
Casimir Dufour, lettre à Henri Delarageaz (30 mars 1848)
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